J’avais hâte de rencontrer la ferme de cacao et son propriétaire. Je l’avais contacté via Workaway. C’était un français ayant acheté une ferme de cacao, voulant la garder tout en la transformant en ferme permacole plus diversifiée. Dis comme ça, c’est intéressant. Cependant, au premier abord je n’avais pas été attirée parce que, comme beaucoup d’annonces de personnes cherchant des volontaires pour créer une ferme permacole, il disait aussi n’y connaître rien. Il cherchait des volontaires pouvant l’aider à réaliser son projet, les cultures, de l’écoconstruction pour faire les bâtiments, les installations solaires, etc. Et concluait, comme beaucoup, en disant vouloir également sensibiliser et former les villages autochtones autours de la ferme.
La permaculture est devenu un tel dogme de ce qu’il y a de mieux pour cultiver la terre, que ceux qui y croient sans rien y comprendre veulent convertir tout le monde. Les nouveaux colonisateurs d’Amérique latine : permaculteurs en herbe, centre de yoga et méditation, détenteurs de la bonne relation à la terre mère, mother earth, tierra madre. Les nouveaux sauveurs.
Depuis la pente qui surplombe la ferme de Barnabé
Et puis, j’avais quand même pris contact avec lui parce qu’il était sincère, semblait avoir de l’humour et ça m’intéressait de voir comment c’était, concrètement, une ferme de cacao. L’occasion aussi d’apprendre sur la réalité terrain, le parcours de ce français propriétaire au Guatemala, rencontrer un nouveau monde plus facile à comprendre car en VO française.
Me voilà donc à Flores, attendant la navette pour Lanquin. Il y avait beaucoup d’autres touristes à attendre, il y avait beaucoup de navettes qui s’arrêtaient et chargeaient leurs passagers, qui pour Tikàl, qui pour le Mexique, qui pour je ne sais quel tour. Il y en avait au moins trois pour Lanquin, de différentes compagnies. J’aurais pu partir directement de chez Alice à El Remate en fait, mais mes billets étaient pris à l’avance, trop à l’avance, comme je l’ai raconté dans l’article précédent (ICI).
Le minibus était rempli de jeunes américain.e.s de 20-30 ans qui parlaient fort. Je n’ai pas du tout aimé le voyage. Je n’aime pas me retrouver dans ces ambiances qui ne sont pas celle du pays et l’organisation est faite en sorte que l’on est coupé du pays. Heureusement, il y avait les paysages et, je pouvais voir un peu de vie locale par la fenêtre. Les vêtements qui changent, montrant des femmes ayant en gros la même tenue (seuls les motifs des tissus changeaient un peu), des enfants allant à l’école en uniforme (bleu marine en bas, chemisier blanc en haut), les vendeurs au bord de la route (pastèques, cocos fraîches, ananas, etc.). Ca me faisait envie pour le petit déjeuner. Mais la pause pipi s’est faite dans une station service moderne, aseptisée, vendant des chips de toutes les marques, des cookies de toutes les marques, des sodas de toutes les marques, pas un truc correct. Où est la civilisation, honnêtement ?
Pour la pause déjeuner, la navette est entrée dans l’enceinte d’un hôtel semi-chic, avec jardin fermé et restaurant. Aucun choix : la carte de ce restau cher avec des plats occidentaux ou rien. J’étais vénère.
A Semuc Champey
Après avoir pris rendez-vous avec la ferme de cacao j’avais vu que Lanquin était très fréquenté par les touristes. Tous allaient voir, et se baigner à, Semuc Champey, célèbre site du Guatemala. En fait, vous trouverez peu de trajet pour Lanquin, les tours operators annoncent directement Semuc Champey. J’avais réservé une place en dortoir dans un hôtel, en en choisissant un légèrement excentré et tout neuf, il avait l’air calme, en pleine verdure. La dernière heure de route offre un paysage magnifique. Le bus descend une longue pente, serpentant sur une piste non goudronnée face à une vallée bordée de montagnes verdoyantes. Dés cet instant j’ai senti comme une connexion avec cette région. Je savais que j’allais rencontrer un truc que je cherchais avec la Nature, sans savoir ce que je cherchais exactement. Mais ces montagnes du centre du Guatemala m’ont vraiment séduites.
Dans les montagnes du centre du Guatemala
L’arrivée à Lanquin se fait dans la continuité du voyage, vous êtes un touriste, un porte-monnaie sur pattes. Et sous couvert de vous rendre service on vous coupe de toute errance ou aventure personnelle. Le bus est assailli par ces hommes représentant tel ou tel hôtel. Ils crient le nom de l’hôtel, frénétiquement, sans relâche, avec gaieté mais surtout l’objectif de ne pas rater un seul touriste à embarquer. C’est tellement puissant qu’on ne peut pas passer outre, réellement. Je pensais aller à pied tranquillement, mais avec la fatigue je n’ai pas eu envie d’aller contre cette main mise sur mon voyage. C’était gratuit, mais je pense que les gars sont rémunérés au nombre de personnes qu’ils amènent à l’hôtel. On monte dans un pickup avec des barres de protection pour s’accrocher et s’est parti, voyage debout dans la joie et la bonne humeur. A peine partis on a croisé une autre navette qui arrivait : demi-tour, il y a peut-être d’autres touristes à choper.
Cultures de maïs et autres plantes par les habitants keqchis
L’hôtel était également fait uniquement pour les touristes. A peine arrivés on nous souhaite la bienvenue et tout le tralala mais on enchaine vite fait sur les tours proposés, pour Semuc Champey, pour les grottes (il y en a plein dans la région), pour faire du tubbing (j’ai découvert ça, c’est descendre des torrents sur des grosses chambre à air ; ou des bouées pour les plus riches), etc. Saoulant. Les chambres et dortoirs étaient jolis, dans des cabanons de bambous verts et toits de palme.
Comme je n’avais pas pu croiser la vraie vie de toute la journée je n’avais pu acheter de quoi diner alors je suis allée au bar restaurant de l’hôtel. C’est le problème avec les hôtels un peu retirés, ils sont retirés. Donc on n’a pas trop le choix. C’était incroyable, la même population que dans la navette, à 100% : que des jeunes de 20-30 ans, parlant fort sur fond de musique techno et buvant des Mojitos ou autres Cuba libre. Faut dire que tous les hôtels font happy hour en fin de journée : deux coktails pour le prix d’un. Tentant hein, mais ces alcools forts sucrés ont le chic de faire des tacles cachés par le moelleux du goût. Du coup, ça dure tard les soirées dans ces hôtels. J’étais dans un peu de verdure, certes. Mais pas loin du dortoir il y avait le groupe électrogène qui vrombissait, sans couvrir cependant la musique techno du bar.
Heureusement, le lendemain j’irai en campagne ; j’avais rendez-vous à 11h avec Barnabé (ce n’est pas son vrai nom mais j’ai toujours eu envie de l’appeler Barnabé), qui m’avait fait bon effet dans nos échanges parce que très réglo, répondant aux messages, précis dans ses réponses (pas très courant selon mon expérience).
Pas loin de Semuc Champey
Donc, après une mauvaise nuit je suis allée boire un jus de pastèque frais au bar, en regardant le paysage et le spectacle de gueules de bois essayant de se programmer une journée. Ensuite j’ai rejoins le village à pied en refusant plusieurs touctoucs et pick-up voulant m’embarquer. Ce n’est pas très grand, Lanquin. Mais j’ai bien aimé parce qu’il y a moyen de sortir des rails touristiques. Il y a un marché trois fois par semaines avec uniquement des autochtones dont la grande majorité sont des keqchi, natifs descendant des mayas. En fait il n’y a pratiquement pas de touristes en ville. Ils sont soit à leur hôtel où il y a tout ce qu’il faut même la piscine, soit à Semuc Champey ou autre site à visiter, soit dans un pick-up ou un touctouc entre les deux. Donc si vous êtes touriste à pieds vous êtes harcelé pour entrer dans un véhicule vous amenant dans un coin à touriste. Désolant. Et ce n’est que le début.
A Lanquin
Parce que Lanquin est peu développé pour le moment, et la route non goudronnée. Une station service étincelante vient de naître à l’entrée du village, le revêtement de la route est prévu, les hôtels fleurissent, et avec les amis nous avons été les premiers clients du premier salon de thé de Lanquin (avec un fameux cheese cake). Les investisseurs et propriétaires sont presque tous occidentaux : français, anglais, néerlandais, étatsuniens (en Amérique latine on apprend vite à dire étatsuniens au lieu de dire injustement américains ; en espagnol c’est estadounidiense). Des anciens voyageurs, tous homme de 30-45 ans, voulant rester dans ce beau coin. Les lieux se veulent sympas et cools, beaucoup d’éco-construction. Mais ça reste des endroits 100% gringos qui boivent des mojitos sur de la musique techno ; j’aime pas trop. A côté de la réalité locale je n’aime pas du tout. Il y a de l’indécence même. A Semuc Champey j’ai vu des gens se balader presque à poil avec des bières à la main, devant des femmes keqchi dont les tenues révèlent une certaine pudeur culturelle et dont les journées sont presque entièrement tournée vers la survie. Les shorts super courts avec des débardeurs super échancrés c’est joli, surtout sur des jeunes femmes sportives comme il y en a plein les pick-up, mais dans nos pays. Là, au milieu de la population locale, qui est chez elle, pour moi c’est irrespectueux et laid.
Face à la vallée de Lanquin, sur les hauteurs au-dessus de la ferme
Un peu avant 11h je suis allée dans le comedor où j’avais rendez-vous avec Barnabé. Accueil plutôt froid par les tenancières, sans sourire. Sans étonnement de ma part non plus, c’est récurent en fait, pas régulier mais récurrent. Après tout, j’incarne une population au comportement mondialement irrespecteux de tout ce qui l’entoure.
Barnabé est arrivé avec son frère Bruno, et à partir de là, … ça va être un peu dur à expliquer. Le monde, le fonctionnement de Barnabé vont être difficiles à traduire. Pas uniquement parce que c’est moi qui écris ; plus tard, avec les autres volontaires, on pouvait parler de lui en boucle, nos cerveaux essayaient de formaliser ce qu’on vivait. En fait nous essayions de trouver une cohérence. Ah, voilà un mot qui va m’aider : Barnabé est complètement incohérent. Comment ça s’exprimait ? Essayons.
Il est arrivé en étant un peu speed, souriant mais parlant nerveusement, avec des petits rires brefs. En fait il parle tout le temps comme ça. Il n’a pas pris le temps de la rencontre, faire un peu les présentations, parler de choses et d’autres. Très vite il m’a donné une feuille à signer, une sorte de décharge en cas d’accident et pour lui donner les coordonnées de gens à prévenir. Et puis il parlait, parlait beaucoup. Ca partait dans tous les sens, ça se contredisait sans qu’il s’en rende compte. Et cette sorte de frénésie, ce manque de présence, cette nervosité met mal à l’aise ; on sent qu’il y a un truc qui cloche, qu’il n’y a pas de fondation. Que lui-même n’est pas au clair alors il n’y a pas de confiance qui s’installe, vous voyez? Mais ça contredit son assurance apparente.
Gorge, pas loin de la ferme
Bruno, c’est simple, il ne dit rien, ou presque. Je ne sais pas s’il est en dépression, je ne crois pas. Il voit tout en négatif, tout. Il se retrouve au Guatemala parce que ses parents l’ont envoyé rejoindre son frère ; ils en avaient marre de l’avoir encore à la maison au bout de 30 ans. Il a démissionné d’un poste informatique dans une université ; ça ne lui plaisait pas et disait ne pas gagner suffisamment pour se payer un loyer. Quand on lui a demandé s’il avait des projets : « rentrer en France et gagner au loto », sans sourire, c’était à la fois cynique et sérieux : c’est vraiment ce qu’il voudrait, du tout cuit. Donc, Bruno est toujours là, morose, silencieux ou mettant un coup de peinture grise sur le monde.
Un peu de couleur du monde
Barnabé a une histoire intéressante. Comme il part dans tout les sens je ne vais pas pouvoir refaire la chronologie exacte mais en gros, c’est un vrai débrouillard qui s’en sort tout le temps. Il a quitté le foyer familial assez jeune, sans trop de qualification mais de fil en aiguille il s’est retrouvé technicien spécialisé dans la maintenance de machines industrielles. Du coup, il voyageait beaucoup pour aller réparer des installations en panne. Il a travaillé un peu partout mais plus longtemps au Mexique, Colombie, et surtout en Asie où il a fini sa carrière. Après des années de vadrouille, de beaucoup de travail sans trop d’horaire (réparer la nuit et les week-end peut avantager certaines entreprises) avec à côté une vie festive arrosée d’alcool, de coke et de pétards, il a fatigué. Et il se fait aspirer par une vague de retour aux sources : la Nature, sa cabane, son jardin, la vie simple. Tout ça étant théorique parce que Barnabé n’a jamais connu cette vie là. Par contre il a vu des vidéos sur Youtube. Il s’est donc construit son idéal, avec permaculture, éco-construction, biogaz, etc.
Gorge où se trouve Semuc Champey
Pas d’un coup. Ca a commencé quand il a pris des vacances et rendu visite à son cousin Jeremy vivant à Lanquin depuis plusieurs année. Jeremy travaillait comme volontaire pour un binôme franco-américain qui construisait un éco-hôtel. Et en voyant ça, Barnabé a eu l’idée d’acheter lui aussi un terrain pour pouvoir s’y installer tranquille, en autarcie. Grâce à Jeremy et son réseau ils ont pu trouver un grand terrain en grande partie cultivé en cacao. J’ai oublié la surface, autour de 10 hectares je crois. Jeremy est passionné du cacao et aujourd’hui il présente des mini-conférences/ateliers pour expliquer aux gens la culture du cacao et les étapes pour arriver au chocolat. Ce qui le passionne le plus dans tout ça c’est d’informer les gens sur l’arnaque de l’industrie du cacao et de montrer comment faire du vrai bon chocolat, chose qu’en fait on ne trouve pas facilement (il faut que je fasse un article spécialement là dessus, maintenant je suis également très intéressée par le cacao).
Bref, Barnabé achète le terrain et confie à Jeremy la gestion des premiers travaux et des premières récoltes, puis retourne travailler et faire de l’argent en Asie, pour financer son projet. Il envoie régulièrement de l’argent à Jeremy pour financer les installations : construction de cabines en bois pour habitations, pompage de l’eau de la rivière, panneaux solaires, etc.
Champs cultivés entre la ferme et le village Keqchi
Quand je suis arrivée début février ça allait faire seulement trois mois que Barnabé était sur place. En fait l’annonce que j’avais vu sur Workaway était celle de Jeremy, qui avait ouvert un compte pour se faire aider dans les travaux par des volontaires. Du moins la première, parce qu’ensuite Barnabé a changé l’annonce pour la mettre à son goût et avec ses objectifs à lui. Ils étaient à la fois trop vagues et trop précis, ses objectifs. Et beaucoup trop exigeant pour quelqu’un qui ne ne connaissait rien dans aucun des domaines qu’il voulait explorer. Il voulait une ferme permacole mais sans rien connaître non seulement de l’agriculture mais ne serait-ce que des simples bases de la biologie (un jour il m’a demandé si pour avoir du lait il fallait qu’une chèvre ait un petit). Il voulait une vie simple mais avec un niveau de confort équivalent à sa vie d’avant. Les cabanes en bois c’était temporaire pour lui, il envisageait de faire des cabines en béton, assez costaud parce qu’il voulait y faire des lits suspendus (pratique pour éviter les bestioles qui grimpent). Il ne supporte pas de se laver à l’eau froide, même quand il fait aussi chaud qu’au Guatemala, alors il ne se lave que quand il s’offre une nuit à l’hôtel pour pouvoir se doucher. Du coup il pu. C’est abominable l’odeur de transpiration rance qu’il diffuse autour de lui. Et ça n’aide pas son intégration. J’avais vraiment honte quand on allait au village en pick-up bondé de keqchi propres et bien habillés pour la ville, on le sentait à plein nez. Il se plaignait de mauvaises relations avec l’entourage mais il était un peu rentre dedans avec eux, et vraiment, avec une odeur pareil comment faire du lien et avoir une image fiable ?
Chemin vers les hauteurs
Re-bref. Barnabé avait des projets immenses avec peu d’argent et zéro connaissance. Alors il avait l’idée de faire réaliser tout ça en recevant des volontaires compétents. Oui mais, un volontaire ça vient aider, pas réaliser pour quelqu’un d’autre. C’est différent de donner de la main d’oeuvre pour aider à réaliser un truc chouette au lieu de prendre un projet en charge pour y mettre sa propre création. Perso, non, je n’étais pas venue faire le design de ses plantations, le choix des légumes et plantes à cultiver, le lieux, et mener la réalisation. C’était à lui de créer son truc, de comprendre sa terre, son climat, faire ses choix, pas à moi. Il attendait la venue d’un volontaire architecte en pensant lui demander de faire les plans de ses cabines bétons à lits suspendus ; le gars a annulé, il a du sentir que ça ne collait pas.
La première soirée que j’ai passée avec eux a été très glauque. Barnabé m’expliquant son délire, Bruno déversant son vide, à la lumière de lampes à huile de friture, avec un repas un peu chiche parce qu’il ne faut pas trop dépenser. Il comptait tout, il marchandait pour gagner un quetzal (1 euro = 9 quetzals) auprès de vendeuses très pauvres Une radinerie assez dingue, par stress de ne pas pouvoir réaliser ses rêves.
Il était très stressé, et paranoïaque. En fait, en arrivant à Lanquin trois mois plus tôt il était tombé des nues en voyant le résultat de ce qu’avait fait Jeremy avec les quelques 20 000 euros reçus depuis l’Asie. Pour lui il y avait arnaque, Jeremy s’en était plus mis dans les poches. Du coup, je suis également arrivée dans une ambiance tendue entre les deux cousins. Heureusement, Jeremy ne vivait plus sur le terrain mais dans une petite maison qu’il louait à Lanquin. La collaboration qui restait entre eux était au niveau du cacao : Barnabé le faisait récolter par des keqchi voisins, le faisait fermenter et sécher, puis le donnait à Jeremy pour faire son tour de cacao (mini-conférence/atelier) et du chocolat qu’il vendait dans des hôtels. C’est comme ça qu’avec lui j’ai appris à réaliser toutes ces étapes et avec Jeremy j’ai appris à faire le chocolat.
A Semuc Champay, le torrent s’enfonce dans une grotte de la roche avant le site de baignade. Il ressort après. Entre les deux il y a de belles piscines.
Mais là aussi, Barnabé était en limite de pétage de plomb car il avait des frais pour la récolte et la transformation des fèves mais ne recevait aucune rémunération en retour de la part de Jeremy. En fait il ne comprenait pas la réalité terrain et la logique de Jeremy. Il pensait encore ici que ce dernier recevait plein d’argent et le gardait pour lui.
Pour avoir rencontré et discuté pas mal avec Jeremy, ce dernier est beaucoup plus terre à terre et conscient, avec un état d’esprit très partageur et humaniste. Son but est d’avoir ce qu’il faut pour se loger et se nourrir, il ne cherche pas à faire plus d’argent que ça, la vie elle-même et les rencontres l’intéressent beaucoup plus. Pour moi ses explications sont tout à fait logiques et saines. Mais Barnabé n’arrive pas à le comprendre et à lui faire confiance. Barnabé est un gagneur d’argent et est obsédé par ça. Ce qui est en contradiction avec son souhait de revenir à une vie simple non matérialiste. Le désir est là, le processus de transformation commence à peine.
Sa première démarche personnelle a été de ne plus se raser, il a une barbe très longue, qui ne lui va pas du tout parce qu’il est plutôt petit et qu’avec son odeur ça n’arrange pas la présentation. Mais je peux imaginer à quel point ça peut lui faire du bien de libérer ça après des années où l’apparence comptait pour se présenter dans les entreprises.
En route pour Semuc Champey
Cette première soirée avec eux était donc glauque, je me demandais comment la suite allait se passer. Je ne m’étais engagée sur aucune durée et n’avais pas encore assez de visibilité pour en décider. Là, ils m’ont annoncé qu’un couple de jeunes volontaires allait arriver le lendemain. Argh, avec Stéphane qui allait arriver deux jours plus tard (voir l’article Guatemala 1ère partie) on allait être quatre, pour un projet non défini ça allait être beaucoup. En plus ça me faisait peur, j’ai un a priori sur les jeunes couples de volontaires, sans connaissance ni expérience, j’avais peur que ça amplifie le côté déraisonnable de la situation. Surtout que Barnabé en parlait déjà un peu comme un fardeau à gérer : ces personnes avaient contacté Jeremy et c’est lui qui les avait accepté. En gros, ils étaient annoncés comme des cheveux sur la soupe.
En me couchant ce soir là, dans une grande cabane en bois au-dessus de la rivière, j’ai pensé à Stéphane en me demandant dans quelle situation je l’avais mené et ce qu’il allait penser de tout ça. J’avais la chance de disposer du seul lit disponible pour les volontaires. Heureusement j’avais acheté un hamac au Mexique et Stéphane savait qu’il allait sans doute dormir dedans. Le couple allait dormir dans une tente.
Jeu de nuages et de lumières sur la vallée
Le lendemain, un samedi, Margot et Vincent sont arrivés dans l’après-midi. Peu importe. Tout sourire et motivés, très sympas. Elle est française et a 21 ans, il est québécois et a 25 ans. Ils se sont rencontrés en Allemagne pendant leurs études et aujourd’hui ils parcourent l’Amérique centrale à vélo. Tous les deux ont abandonné leurs études ; lui sa thèse prometteuse en imagerie médicale, elle sa licence de musique et sa vie d’organiste professionnelle (elle est dans la musique depuis ses 5 ans et à 21 ans elle travaillait 10h par jour pour être insatisfaite, avec son calendrier de concerts rempli pour les deux années à venir). Nouveaux arrivés, vent d’air frais, même contrat à signer, mêmes questions, mêmes réponses, même ambiance, même sourires qui s’estompent. Et Stéphane est arrivé le surlendemain, tout content, tout sourire, autre air frais, même contrat à signer, mêmes questions, mêmes réponses, pas tout à fait la même ambiance parce qu’on était déjà cinq du coup. Je lui avais fait part de mes questionnements par messages donc il savait qu’il arrivait dans un lieu incertain, j’avais hâte d’avoir son avis à lui aussi.
Cultures qui, plus je les regardais, plus m’impressionnaient. Ca fait des millénaires qu’ils cultivent ainsi sur des pentes très abruptes, à la main, sans que la terre ne se barre. En fait ils mélangent plantes et arbres, pas n’importe lesquelles. Très intéressant.
La journée s’est passée en discussions, en explications. Nous avons aussi passé 2h à ouvrir des cabosses de cacao pour en extraire les fèves et les mettre à fermenter. C’était spéciale comme ambiance. Par quelques échanges de paroles et de regards j’ai vu que Margot et Vincent étaient également très septiques sur la situation qu’ils découvraient. Je crois que le soir même j’avais décidé que je n’allais pas rester. C’était trop lourd, sans joie, incohérent, ça allait dans le mur. C’est instructif d’aller dans un mur, Barnabé avait besoin d’apprendre et disait lui-même préférer faire à sa façon quitte à aller dans un mur, plutôt que de se résigner à suivre la façon d’un autre. Contradictoire pour quelqu’un qui attendait tout des savoirs des autres, mais sinon il avait raison, il faut suivre sa propre voie. Ceci dit, je n’étais pas obligée de lui tenir la main et de m’ennuyer, donc je pensais partir le mardi. Le lendemain il y avait le marché et j’adore les marchés donc je voulais rester le lundi. Par contre je ne savais pas comment l’annoncer. Je reportais, reportais…
Le lendemain nous nous sommes préparés pour aller au village. La ferme est à 20 min de pick-up du village, mais il faut marcher 15 min sur un chemin très boueux, glissant quand il pleut, pour arriver à la route. Il y a des pick-up régulièrement les jours de marché. Vincent ne se sentait pas bien, genre de tourista, et Margot a décidé de rester avec lui. Nous sommes partis à quatre, avec nos bottes en caoutchouc et nos sacs à dos pour ramener les courses (j’ai acheté des bottes spécialement pour là-bas, mais elles me servent dans les autres fermes depuis). Au village Barnabé et Bruno sont partis de leur côté, parce qu’ils ont leur circuit, leurs habitudes, leurs marchandages, et qu’ils devaient aussi passer un moment dans un cybercafé pour voir et envoyer des courriels, télécharger leurs séries du soir. Il fallait également qu’ils prennent une décision parce que leurs visas touriste de 3 mois arrivait à échéance. Il fallait qu’il aillent au Belize 72h pour en avoir un autre en rentrant, ou payer une certaine somme pour le renouveler.
Margot, Stéphane et Barnabé
Personnellement, ça m’allait très bien, je saturais de leur ambiance, j’avais envie de visiter et prendre le temps tranquillement. Ce que j’ai fait avec Stéphane, et ça a été une chouette journée. Il a une chouette présence assez drôle et ça fait du bien d’être avec quelqu’un d’entier et de sincère. Et j’aime beaucoup l’ambiance des villes de populations natives. La moitié de la population guatémaltèque est native. Il y a 25 ethnies dont 22 d’origine maya. Ca n’a rien de spectaculaire, mais ça transpire la vie simple, humble, en accord avec leur pays. Les gringos y sont souvent mal vus (Margot et Vincent ont témoigné s’être fait jeté des pierres en traversant certains villages à vélo) du fait que dans beaucoup d’endroits ils ont été expropriés pour l’exploitation du sol, ou ont vu l’eau devenir poison par les produits chimiques déversés par des entreprises américaines ou canadiennes. Là-bas la législation n’est pas la même et des entreprises soit disant propres en occident ne le sont plus dans les pays dit en voie de développement.
Quand on a retrouvé nos deux hôtes pour rentrer, Barnabé nous a annoncé qu’ils allaient partir au Belize le mercredi suivant. Plein de choses avaient changé en fait. Il avait décidé de ne pas prendre de volontaire, de suspendre ses projets un moment pour mieux les définir. Prendre le temps de mieux se former également. Il pensait peut-être partir un temps rejoindre des amis en Thaïlande (avec son frère, pour continuer à lui faire prendre l’air), montant également un lieu permacole, pour apprendre avec eux. Etc. Ca m’a fait un bien fou de l’entendre parler comme ça. J’étais vraiment heureuse de voir qu’il se donnait un peu plus les moyens de réussir à mettre quelque chose en place.
Du coup, il cherchait quelqu’un pour garder le terrain, la maison, les poules, le chien et s’occuper du cacao pendant leur voyage d’une semaine maximum. Comme je me sentais bien chez eux et à Lanquin je lui ai proposé de rester, à condition que ce soit une semaine maximum ; ça a été ok.
Vautour Urubu à tête rouge. Il y en a plein en Amérique latine.
Margot et Vincent n’avaient pas trop de plan, ils font aussi en sorte de ne pas en avoir et de fonctionner au jour le jour. Ils partiraient quand ils le sentiraient. Stéphane pareil, il allait rester aussi jusqu’à ce qu’il se sente l’envie de partir.
Et là a commencé une des meilleures périodes de mon voyage.
Le site était fantastique. Au bord d’une rivière bleue, qui faisait un coude à moins de 100m de la maison, créant une petite plage qui servait de salle de bain. La maison était une grande cabane en bois, avec un plafond très haut qui pourrait laisser la place à un autre étage. Rudimentaire la maison, mais un bon abri contre les fortes pluies et assez d’espace pour y être à l’aise à plusieurs. Derrière il y avait la montagne, ça montait fort jusqu’à un village keqchi, après avoir traversé leurs plantations de maïs, haricots et autres plantes et arbres. De là-haut le paysage était magnifique, donnant sur la vallée et la rivière, rejointe par une autre rivière bleue un peu plus loin. A l’entrée du terrain, au bord du chemin qui menait à la route, il y avait une famille keqchi qui vivait là, gracieusement (comme le faisait remarquer Barnabé) en échange de surveiller un peu et de rendre quelques coups de mains. C’était une famille assez nombreuse, vivant dans une maison faite de taule avec sol en terre battue. Une pièce avec deux trois banquettes en bois servant de chambre et de réfectoire des hommes, une autre pièce avec le foyer de feu de bois pour cuisiner et une autre banquette servant sans doute de lit aussi la nuit. Il n’y avait que trois enfants qui parlaient espagnol, les autres ne parlaient que keqchi. Les conversations étaient limitées mais on appréciait échanger quelques mots et un peu de nourriture. Ils nous ont fait goûter de leurs plats et avant de partir on leur a fait des crêpes. Comme les femmes faisaient des tortillas tous les jours on leur a demandé si elles pouvaient en faire pour nous, qu’on leur achèterait. C’était un bon deal parce que nous avions nos tortillas fraîches tous les soirs et eux avaient un peu d’argent en plus.
Les piscines de Semuc Champey vues depuis le mirador
Nous apprécions beaucoup l’endroit et nous nous entendions vraiment très bien. Nous avons fait de belles randonnées, avons rendu visite à un autre français vivant dans la montagne, été jusqu’à Semuc Champey à pied (6h de marche avec beaucoup de dénivelé ; Stéphane et moi on en a un peu bavé à côté de Margot qui courrait devant). On parlait tout le temps, de la vie, de nos vies, du monde, de Barnabé. Nous rigolions beaucoup aussi, chacun profitait de la présence des autres, c’était vraiment très agréable. Sauf pour Vincent. Il est allé un peu mieux après le départ de Barnabé et Bruno mais ensuite il a rechuté. Ou c’était autre chose. Vincent a eu un comportement mystérieux que même Margot n’a pas compris. Il était de plus en plus silencieux, pour finir en un départ surprise après avoir vidé son sac et dit des trucs pas corrects du tout à Margot. Stéphane et moi étions allé voir un marché dans un autre village à 1h30 de route et en rentrant Margot était seule et désemparée, la seule chose qui lui permettait d’expliquer le comportement de Vincent était qu’il avait pété un plomb.
Et autre point sombre c’est la perte ou le vol de mon i-phone et de mon couteau. C’est pour ça qu’il manque plein de photos, je n’avais pas fait de sauvegarde récentes, du coup vous ne verrez pas les lieux, le cacao, etc. Mais j’ai confiance en votre imagination.
Zoom sur les piscines de Semuc Champey vues depuis le mirador
Nous avons également passé un peu de temps avec Jeremy. Discuter avec lui a permis de mieux comprendre sa position dans tout ça, d’apprendre beaucoup sur le chocolat tout en en mangeant, et sur la vie de Lanquin, notamment celles des expats qui s’y installaient.
Le jour du retour approchant, Margot a repris la route la veille. Elle avait repris contact avec Vincent, qui s’excusait, ils allaient se rejoindre pour parler de vive voix et sans doute continuer leur voyage. J’avais réservé une place dans un bus pour Antigua, départ le vendredi. Ca me laissait deux nuits seule à Lanquin, pour laisser décanter cette étape, dire aurevoir à ce village qui m’avait beaucoup plu (en me gardant des lieux touristiques), me recentrée pour repartir à l’aventure. J’avais beaucoup réfléchi à la suite, j’étais en plein flou ; partir au Salvador ? Au Nicaragua ? Prendre un avion pour la Colombie ? J’avais beaucoup entendu parler du lac Atitlàn en bien, mais c’était encore une zone touristique et ça ne me parlait pas trop pour ça. Ceci dit, je sentais qu’il fallait que j’y aille quand même. D’abord Antigua puis direction le lac.
Piscine de Semuc Champey. Oui, c’était un délice de s’y baigner après une journée de rando.
Stéphane avait décidé d’annuler son avion depuis le Belize et de prendre le temps de descendre en Colombie rejoindre une amie qui vit à Cali. De plus qu’un de ses meilleurs amis devait également y aller début avril ; ça le motivait beaucoup. Il avait deux semaines devant lui je crois, son amie était absente pour le moment. Il a aussi décidé de partir sur Antigua et a réservé son billet pour le jeudi matin.
Comme je l’avais pressenti, Barnabé m’a dit qu’ils rentreraient un jour plus tard. Mais ma condition tenait toujours, je lui ai dit de trouver une solution (dans ma tête il pouvait toujours demander à Jeremy) pour la maison parce que moi je quittais les lieux le mercredi. Mais il a réussi à rentrer le mercredi soir. Nous avions déjà quitté les lieux et ne l’avons pas croisé. J’étais contente de sa nouvelle direction mais franchement je n’avais plus envie d’entendre ses peurs, son stress, sa paranoïa, ses histoires en général. Et encore moins de la peinture grise de Bruno.
Margot et Stéphane, en route pour Semuc Champey.
En fait j’ai passé deux jours super agréables à Lanquin, dans un hôtel sympa et pas cher en plein centre. Il était tenu pas des guatémaltèques à dreadlocks (ce n’est pas courant) et le soir il n’y avait pas de techno à fond. Stéphane aussi y a passé deux jours finalement, parce qu’il y a eu un problème de bus. J’ai rigolé quand je l’ai croisé avec surprise dans la matinée du jeudi ; décidément, on n’arrivait pas à se séparer. Nous avons beaucoup discuté et raconté encore plus nos vies pendant ce temps, dans la salle de l’hôtel devant une belle vue sur la montagne, ou au salon de thé tout neuf devant un beau gâteau (il est encore plus gourmand que moi pour le sucre).
Donc, le vendredi matin je devais partir pour Antigua en utilisant mon fameux open ticket (voir l’article Guatemala 1ère partie). J’avais appelé le vendeur de Flores qui m’avait assuré que la réservation était faite et que le bus passerait me prendre à l’hôtel. Super.
Sauf que, j’avais montré mon ticket au patron de l’hôtel en demandant si c’était le même bus que celui de Stéphane. Il m’a dit que non, et que vu mon ticket il valait mieux que j’aille à l’arrêt de bus tout en bas de la rue, il avait déjà vu des clients rester en plan avec ce genre de ticket. Ok, ouf, premier écueil résolu, j’avais encore le temps de descendre en bas de la longue rue. Là je trouve le bus en question, mais on me dit que mon billet n’est pas accepté. En fait à Lanquin les tours operators sont en colère contre ce gars de Florès qui vend des billets mais ne reverse rien du tout aux collègues de Lanquin ensuite. Du coup ils ne travaillent plus avec lui, c’est un escroc et on s’est fait avoir. Je dis on parce qu’il y avait une québecoise dans le même cas. Je me résigne de suite parce que je l’avais senti ; ma question angoissée est simplement : « ok, mais il reste des places ? ». Oui, ouf. Je vais devoir repayer pour le trajet, mais In ch’allah (suite), c’était écrit ; tant pis.
Depuis le balcon de Rémi. Magnifique maison de bois avec vue sur la vallée
Je règle, je monte, je prend place, le voyage reprend.
Pas de suite, parce que la québecoise va piquer un scandale pendant une demi-heure, sur des gens sympas qui n’y sont pour rien. C’est la vie.
Je suis zen. Je laisse s’ouvrir mon intérieur, sans aucune idée de la suite. Une belle page se termine. Je suis un peu nostalgique de quitter Lanquin, ses belles montagnes, ses belles rivières. C’est la première fois que je m’attache un peu à un lieu. Et je suis comblée par les belles rencontres que j’ai faites, les merveilleux moments que j’ai passé.
Merci la vie.
C’est quoi demain ?
Demain? Ombres et lumières, non?